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source: FMR - septembre/octobre 1988

Notre Dame des Chimères

L'ombre des monstres sur Paris

Les cathédrales gothiques évoquent les forêts, dont leur architecture s'inspiraient. Figures de l'épouvante, créatures mélées et difformes glapissaient de leurs sommets, comme si les esprits errants des lieux incultes et des végétations folles avaient trouvé là un refuge face à l'avance des cultures et des villes. Peut-être la civilisation urbaine pensait-elle récupérer là l'énergie du monde primitif qu'elle avait démanbré et détruit. Au milieu du XIXème siècle, Viollet-le-Duc restaura et rendit à Notre-Dame son apparat de chimères et de monstres pensifs. Un historien de la psyché, Salomon Resnik, interroge aujourd'hui cette faune énigmatique et perplexe, surplombant une cité que le passage du temps et l'intrication des destins auront rendue plus touffue, plus impénétrable que la forêt même des origines.

Au Moyen-age, la forêt, élément naturel qui couvre de vastes étendues, représente encore un refuge, un locus privilégié où le mythe, la légende, le conte et la religion se rencontre en secret : durant de longs siècles, la forêt royale ou domaniale, dont le profane ne pouvait franchir les limites, a constitué le lieu même de l'interdit. La forêt, c'est aussi le lieu où l'on célèbre des rites de médiation entre l'ouvert et le fermé, le foris et le domi, le centre de la curiosité et du mystère où l'imagination transfigurée trouve son milieu idéal. Entre ombre et lumière, ouverture et fermeture, interdit et transgression de l'interdit, la forêt nous apparait comme une construction ambiguë, de l'ordre du labyrinthe, peuplée d'énigmes : dans l'énigme c'est la nuit qui s'exprime...

Dans ce lieu d'inspiration et de méditation, l'esprit errant du pélerin, du poète, du chevalier de la nuit parle à travers les métaphores de la nature. Le bestiaire médiéval est une forêt en soi, un monceau de nature différente, où l'homme cherche une vocation et une croyance, dans la terre, le soleil et l'ombre. Acteur par exellence d'un ensemble de croyances qui parlent à l'unisson, le monstrum a trouvé sa demeure dans la forêt.

Le monstrum " montre " le réalité profonde et en même temps averti, signale, admoneste. Le monstrum est aussi le prodige envoyé par Dieu pour mettre les hommes en garde : ainsi le bois devient un temple, un temple de bois, moins ouvert que la montagne, moins aride que le désert et moins obscur que la grotte. Présent et silencieux, il offre au regard de l'ermite une scène appropriée où la peur de l'au-delà et la curiosité trouveront de multiples représentations. La peur concrétisée est déjà personnification, présence figurée de l'ombre. Le corps et l'ombre sont deux facettes d'une même nature : il n'est pas de vie sans ombre ni d'ombre vive sans corps. L'univers de la forêt devient l'incarnation de l'inconnu, le lieu dans lequel l'irrationnel prend corps.

Le monde de " l'inconscient de la nature " a son siège dans les racines de la raison vivante qui gère sa fantaisie. Le poète, l'inventeur, l'artiste sont des architectes de l'irrationnel, des créateurs qui donnent forme, couleur, volume, sens et parole aux " esprits de la nature ".

gargouille de Notre-Dame de Paris

A l'intérieur des systèmes de représentation pratique ou symbolique de l'espace, l'homme médiéval priviligie du regard la ligne verticale qui relie le bas (le purgatoire, l'enfer) et le haut (le ciel, le paradis). Il tente de construire un " bestiaire d'idées ", agrégat souvent grotesque et pathétique de merveilleux et de sinistre qui frappe pourtant à chaque fois le regard du pèlerin, du mendiant, de l'aventurier et du savant qui veulent apprendre et " entendre " le message. La figure du monstrum " montre " que la rencontre des principes, des sentiments, des croyances et des diverses " natures " constitue le seul moyen de résoudre la " désorganisation " du monde. Comme l'observe Jacques Le Goff[1], dans l'Occident médiéval il y a moins d'opposition entre la ville et la campagne qu'entre espace construit et espace parfaitement sauvage : entre l'univers habité et le lieu solitaire. Maître mystérieux habité par un sentiment mystique, l'ermite (du grec erêmos : " solitaire ") quitte la ville et s'enfonce dans la " forêt de l'irrationnel " à la recherche du silence, de l'inconnu et de l'invisible. Il tente de retrouver la voix secrète de Dieu, d'un dieu qui dévoile dans l'énigme : le monstrum de la vérité... La solitude de l'ermite est un " plein en négation ", un lieu où l'opacité se dévoile grâce à ses " bêtes ", les monstres de l'inconscient. Avec une multiplicité inquiètante, les esprits du bien et du mal se réveillent... Le pèlerin, l'ermite, doivent lutter contre la curiosité, le désir et la tentation afin de préserver leur pureté spirituelle. La culture monastique tend à protéger les monstres de la forêt ou à recréer pour eux les conditions de vie de la ville. Ainsi, les églises gothiques deviennent-elles le refuge des esprits errants, chassés de la forêt, menacés par la " culture agricole " et l'expansion des bourgs. Les premières cathédrales gothiques, symboles de la ville, sont aussi celui du refuge : la forêt est soumise à un rite sacrificiel au cours duquel les hauts fûts des arbres, matière vive des bois, sont transportés, transmutés de manière à former la voûte de la cathédrale gothique, autre sorte de forêt, oeuvre, celle-ci, de l'homo faber, qui veut devenir un homo ludens.

Les nervures croisées qui soutiennent les voûtes des églises gothiques sont une découverte technique, un élément décoratif, mais aussi l'expression nostalgique de la forêt. Pour Viollet-Le-Duc, il s'agit moins d'une " ossature portante " que d'un réseau vivant porteur de la lymphe vitale du temps, du " sang de la terre ", irrigant et vivifiant les " habitants " de la cathédrale qui émergent de l'ombre et enlace la pierre. La cathédrale gothique est le lieu de ré-union du sacré et du profane, des exclus, des parias et du bestiaire médiéval, des êtres vivants et imaginaires de la forêt : ils viennent tous se réfugier dans l'univers gothique pour se perpétuer et survivre parmi les pierres, pour fuire l'oeuvre de celui qui est seulement homo faber, qui franchit les limites sacrées de la forêt.

Les cathédrales gothiques du XIIème et du XIIIème siècle constituent l'expression symbolique d'une puissance quasi irrationnelle de l'architecture religieuse. cette aventure architecturale et sa persistance au fil des siècles font partie du " mystère des cathédrales ". La pierre recouvre son ancien prestige aux dépens du bois. comme l'écrit Gombrich, " les pierres harmonieuses et désinvoltes, légères, invitent au contact et à l'écoute suprasensible d'une écriture gravée... "[2] : d'un masque pétrifié qui parle et qui témoigne des rêves de divers règnes, de diverses manières d'exister de la réalité historique à travers son expression la plus authentiquement minérale.

Au cours de ma recherche personnelle dans le labyrinthe des " écritures " que l'histoire a laissé pour trace sur les pierres des cathédrales, je m'efforcerai de rendre compte, par le biais des signes d'une autre écriture, de mon aventure de pélerin dans les méandres et les sombres anfractuosités de Notre-dame, sous ses voûtes arborescentes et sous les regards " chimériques " de ses pierres.

La qualité intime et géométrique du corps de la cathédrale semble contenir harmonieusement les songes d'une culture. De même que l'on parle du " masque du corps ", ou du " masque du rêve ", de même on peut parler d'un " masque de la nature " ou de " masques culturels " où le sentiment du fantastique et celui du réel se rencontrent et acquièrent sens et forme dans cette confrontation. A travers le " visage de la cathédrale ", le savoir culturel parle de ses moments vécus, de périodes de calme et de crise, de conservation, de préservation, d'oubli et de négligence. le rite de passage du bois de la forêt à la pierre de la cathédrale et l'expérience de la " petite mort " vécue par le pélerin, entre co-naissance et conaissance, affleure la possibilité de co-existence d'un dialogue esthétique impliquant deux mondes : la cathédrale m'apparaissait et me parlait, par ses volumes, ses formes, ses yeux de verre, ses " monstres ", et requérait aussi l'attention et la participation de tous mes sens.

L'édifice apparait avec sa dissymétrie humaine au pélerin attentif: une croix latine inscrite dans un rectangle, une tour au nord beaucoup plus large que celle qui est tournée vers le sud. Non seulement la rupture de l'équilibre ne dérange pas en raison de son caractère " humain ", mais de plus elle augmente le sentiment de puissance et de sérénité exprimé par la cathédrale. En entrant le pélerin est baigné d'une lumière irradiante qui filtre à travers les deux grandes rosaces de pierre et de verre qui se font face et se mesurent au centre géométrique de la cathédrale. La façade grandiose de Notre-Dame parle à l'oeil du pélerin comme à un " oeil savant " qui aurait assisté à toutes les représentations de la ville, sacrées ou profanes, et qui connaîtrait la dynamique complexe d'un monde difficile et contradictoire, au masque changeant. Notre-Dame, réalité architecturale située entre les églises romanes normandes et les premières constuctions gothiques, joue un rôle sociale et historique précis: elle relie entre elles diverses étapes de la mémoire de la ville et témoigne de sa vie et de ses souffrances comme de ce qu'elle a enduré au cours de son existence. Ses architectes, ses artisans, les artistes qui l'ont conçue ont perçu l'exigence qu'il y avait d'offrir un point d'appui à " l'enfant divin ": c'est ainsi qu'ont vu le jour les " arcs-boutants " qui partent du sol pour s'élancer vers le ciel afin d'équilibrer et de stabiliser son axe brisé depuis la naissance (puis par les circonstances historiques), donnant ainsi une solidité et une solénnité significative à l'architecture de la cathédrale.

À travers un discours architectural et sculptural fait d'une écriture audacieuse, d'espaces ascétiques ou abyssaux, de creux et de reliefs, le vaste corps de la cathédrale, animé par des " montres " et envahi par un mouvement général ascendant-descendant onirico-théatral, résume en lui-même l'idéal et le surnaturel, le réel et le symbolique, le sacré et le profane, grâce à une sorte d'alchimie magique.

Entre conciliation, non-conciliation et réconciliation, l'art gothique se matérialise dans le corps monumental d'un géant de pierre. Ce géant révèle extérieurement ses reflexions les plus intimes et se projette " religieusement " vers le haut.

La cathédrale se révèle un domi qui se reflète et reflète le foris dans la ville, tandis que celle-ci vit entièrement dans le corps de la cathédrale. Son mur fermé et compact peut contenir une multitudes de forces " contradictoires ": le mur trouve sa raison d'être uniquement dans le réseau serré de colonnes qui relient la terre et le ciel; la science et la foi; le rationnel et l'irrationnel, la théologie et la philosophie, la certitude et le doute expriment, dans les termes d'une réthorique " flexible-inflexible ", ce que l'on pourrait appeler une " scolastique de pierre " humanisée.

L'espace spiritualisé de la mystique médiéval, le spatium de la cathédrale, résume la verticalité ascendante du Moi idéal du pélerin et de son Idéal du Moi présent et vivant dans le rythme magique, humain, naturel et surnaturel d'une forêt pétrifiée qui vit le temps.

L'espace intérieur se présente comme un ensemble hétérogène qui se traduit esthétiquement par un style. la variété des sujets et des " scènes ", la richesse de l'ornement, donnent à la cathédrale gothique l'apparence d'une vaste encyclopédie matérielle et dynamique, parfois ingénue et parfois érudite, mais toujours fascinante, tel un témoignage vivant de mondes passés et présents: selon Fulcanelli, " ces sphinx de pierre sont aussi des éducateurs, des initiateurs de premier ordre "[3]. La pierre, fille de la mère Terre, est mémoire durable, âme persistante dans laquelle la fantaisie grave ses formes et ses croyances...

Dans cet espace médiéval gothique cohabitent divers registres, fantastiques et fantasmatiques - le rêve, le cauchemar, la rêverie, le grotesque, le pathétique - à mi-chemin entre plaisir et douleur, pouvoir et résignation: ainsi les monstres de pierre font-ils saillie au-dessus de la corniche des tours de Notre-Dame; enroulés dans la pierre, les chimères s'avancent dans le ciel, se tournent vers l'abîme, surplombent la ville, la défendent et la dominent, lui parlent et l'interrogent... Des dragons, des oiseaux et des styges, planant dans le ciel, s'errigent en gardiens d'un rêve ancestral. Comme l'observe Salomon Reinach[4], de même que l'on peut supposer que de nombreux mythes proviennent d'une compréhension " erronée " de figures et de monuments antiques, de même la chimère (du grec khimaira: justement " monstre mythologique ") aurait vu le jour dans une gravure crètoise représentant trois animaux - le lion, la chêvre et le dragon - disposés de telle sorte que l'imagination de l'homme grec a préféré y voir un nouvel être monstrueux.

Les premières chimères de Notre-Dame n'existent plus. Elles ont été détruites par le temps, par les vicissitudes " humaines ", historiques et atmosphèriques. Aujourd'hui, le pélerin fasciné et troublé contemple des monstres de pierre reconstitués et réparés par Viollet-le-Duc, architecte qui a su rendre un visage et un lieu aux chimères dont il a écouté les lamentations désespérées, les faisant renaître de la pierre originelle, sur les vestiges d'un attachement extrême. Les gardiens " monstrueux " sont revenus à la vie " sur la balustrade " pour reprendre leur rôle de chamans, de médiateurs entre l'esprit du monde et l'esprit de la cathédrale, entre l'espace exotérique et l'espace ésotérique.

Aristote écrivait: " Le monstre expose avec une rigueur quasi-scientifique sa réflexion sur les êtres vivants. "[5] Dans l'espace de la cathédrale, comme sur la scène du rêve, les espaces de vie de chaque personnage, de chaque ornement, s'approchent, s'éloignent, se rencontrent et se heurtent dans un espace intérieur unique où l'ange du jour à peine né est confronté à la nuit, sous le regard d'un public curieux, condensé des expériences animales de l'homme, ou perception de sentiments anthropomorphes dans le monde animal ambiant, constituant un curieux bestiaire. Ce bestiaire représente le condensé - Verdichtung - de manières différentes de penser et de vivre l'espace nocturne et diurne, confrontées au mouvement complexe et multiple de " pensées déplacées " - Verschiebung - qui errent à l'aventure... et esquissent un espace dynamique, plastique et théatral, gestuel et musical.

L'harmonie corporelle d'une danse rythmique, d'une procession rituelle ou de l'alignement rigoureux d'une armée parait répondre à l'appel de l'ange qui semble craindre les formes bizarres et monstrueuses qui l'entourent.

Le cauchemar pétrifié de Notre-Dame est un songe troublant et fascinant dans le même temps, qui parle, crie, se lamente et médite mélancoliquement sur l'histoire de la ville.

Le monde des rêves, le sommeil qui rêve la ville, est emplie de croyance, de symboles, de sentiments qui habitent chaque anfractuosité, chaque fissure de la cathédrale. L'image démoniaque qui émerge de la pierre présente une anomalie discursive, un condensé de significations apparemment opposées: écrasement du mal d'une part, résignation à la souffrance et disponibilité à supporter le poids de la foi d'autre part. Dans un certain sens, le monstrum met en évidence l'appartenance réciproque des opposés, le mélange originel, le magma d'où provient l'homme. Selon Renzo Mulato: " Chez ces hybrides polymorphes, l'art combinatoire médiéval a voulu " ingénuement " synthétiser des messages provenant de berges opposées et de mondes lointains. " Chaque pierre, chaque arête, chaque " pli ", chaque geste architectural est mouvement et expression d'un corps qui contient un univers culturel et historique vivant.

L'écoulement du temps se concrétise dans l'espace par la courbure d'un dos, courbure des ans qui n'est pas seulement poids mais aussi sagesse: le monstre, particulièrement la licorne médiévale, symbole de richesse et de pureté, médite et reflète le temps de la ville qu'il contemple.

La licorne, expression d'unité et de bon augure, participe à ce trouble. Variante du dragon, symbole royal, la licorne, qui gouverne la pluie, lutte contre le soleil lorsque celui-ci est responsable de la sècheresse. Cette lutte contre le soleil, contre l'éclipse et contre la sécheresse apparait comme un défi manifeste dans ses yeux mélancoliques qui semblent dévorer le temps dans l'espace, le temps de la ville qu'ils dominent. Le monstre nous parle de sa propre pesanteur, de cette mélancolie saturnienne qui le fait se tourner et se concentrer tout entier vers l'intérieur, vers l'abîme, vers le fond.

Il y a aussi le monstre diabolique et simiesque, pensif et ailé, chez lequel les ailes compensent l'existence de la chute et offrent la possibilité de tourner le regard non plus vers l'abîme mais vers le haut ou vers l'ouverture de la vie urbaine. L'expression préoccupée et préoccupante de la chimère semble renfermer et résumer l'histoire séculaire de la ville.

Dans la reflexion mélancolique affleure une tendance à l'unité, unité parfois pétrifiante et pétrifiée qui porte en elle une " philosophie occulte " (Aggripa).[6] En effet, si l'écoulement du temps ne peut être contenu, il est possible de le figer et de le transformer en matière stable. Les traces de l'histoire - individuelle et sociale - s'articulent en un mouvement rythmique à l'intérieur d'un temps qui recommence sans cesse... Entre les espaces sacrés et profanes, ces créatures tentent de percer la vérité du monde terrestre et celle du cosmos. La vie de la ville qui ne dort ni ne se réveille jamais tout à fait se partage entre un temps mélancolique qui pleure et un temps qui dévore (version bestiale de saturne). La vieille cathédrale, semblable à une vieille femme aux traits de corbeau, ferme les yeux et s'élève dans l'espace en s'aggripant aux bords de l'abîme avec une grimace métaphysique.

Le monde de la vie considéré comme chute, la ville dominée et l'abîme peuplé s'opposent à l'ascension mystique de la pensée gothique. Mais la véritable ascension implique capacité d'aimer dans la douleur, humilité dans la recherche d'un idéal supérieur, reconaissance de sa propre impuissance: la ville implore, crie, demande de l'aide. Entre des sentiments de vie et de mort, d'ascension et de chute, l'Etre cherche une conciliation, il tente d'épouser Eros et Thanatos, le plaisir et la douleur, le sacré et le profane, le ciel et l'enfer.[7] Ici l'être écoute les bruits de la ville et tourne son regard vers le ciel fait un effort pour communiquer avec l'au-delà. La ville ordinaire cherche l'extraordinaire, hésitant entre peur, besoin, certitude et incertitude.

La capacité à se bercer d'illusions est sans doute importante dans la vie de l'homme, mais sa capacité de désillusion l'est encore plus. Tous les sentiments, les " humeurs " et les " esprits " de la cathédrale se comportent de manière différente en faces des " expériences-limites ". Sur le bord de la balustrade, certains s'appuient pour méditer ou crier, d'autres arrrogants s'avancent sans crainte, inspirants la peur ou exprimants des réprimandes; d'autres encore s'agrippent, désepérés ou déçus, amers ou résignés. D'autres enfin, comme poussés par des impulsions plus profondes, viscérales, inspirés par Saturne-Cronos dévoreur du temps, ne tolèrent ni mémoire ni histoire et affrontent leur tâche vertigineuse en s'avançant d'un pas assuré au bord de l'abîme intérieur. Le problème ici, c'est l'abîme intérieur. Il s'agit de faire taire l'angoisse qui précipite et enfonce à l'intérieur de soi-même. Pour nier l'espace abyssal intérieur, les chimères se précipitent voracement sur le monde - végétal, animal, humain - tentant de remplir et d'apaiser l'avidité du vide.

Cronos, lui, souvent confondu avec le temps Chronos qui dévore les minutes à mesure qu'il les génère, symbolise la faim dévorante de la vie, le désir insatiable, personnification d'une durée qui s'écoule entre le désir et la mort représentée sous les traits d'un corbeau ou d'une corneille, d'un oiseau séculaire et divinatoire. Comme le dit Claude Mettra,[8] le corbeau, point de départ du chaos, avec son " être " noir représente l'âme même de la nuit de tous les débuts...

Dans le rêve que je vis les yeux ouverts, en tant que pélerin, avec les acteurs de pierre, chaque détail architectural prend vie en s'intégrant à mon montage onirique. L'art, la science et toutes les croyances, qui étaient jusqu'alors concentrés dans les monastères, acquièrent leur liberté d'expression la plus grande dans les cathédrales gothiques. Les sciences du visible et de l'invisible, les sciences séculères et laïques convergent et se retrouvent sur chaque pierre de l'édifice, dans chaque recoin, dans chaque anfractuosité de la construction qui vibre silencieusement ou bruyamment dans cette unité d'expression qu'est Notre-Dame: Notre-Dame, église philosophale où les anciens alchimistes se rencontraient chaque semaine pour déchiffrer les énigmes des sciences hermétiques. Fulcanelli[9] propose une étymologie personnelle de l'expression " art gothique ". Certains avaient déjà remarqué, nous dit-il, la relation phonétique très étroite qui existe entre les adjectifs " gothique " - de goth - et " goétique " - du grec goêteia qui signifie " sorcellerie, art magique . Mais pour Fulcanelli, il existe une autre relation phonétique très intéressante entre les expressions " art goth " et " argot " qui sont parfaitement homophones. Et effectivement la cathédrale est une oeuvre d' " art goth " mais aussi d' " argot ", si l'on se souvient que l'argot est le langage d'une minorité - d'une corporation, d'un quartier... - qui décide de ne pas se faire comprendre du monde qui l'entoure. Ainsi les cloîtres de Notre-Dame s'ouvraient comme une grande jupe de pierre, délimitant le quartier d'un argot écclésiastique et scolastique qui vit naître la première université. Les alchimistes, constructeurs des cathédrales, parlaient d'une certaine façon un " argot " - langage ésotérique - que seuls les initiés pouvaient comprendre.

On pourrait parler aussi d'un " argot " onirique propre aux personnages de pierre de Notre-Dame renaissant à la vie par une sorte d'alchimie qui transforme les choses du monde concret en " rêves vrais ", en un cauchemar collectif, en une vision apocalyptique où les idées d'enfer et de purgatoire montrent, sous des apparences animales, leur multiplicité infinie et érotique à la fois pathétique et troublante. La pensée gothique, envahie par le sentiment de la magie, n'est ni courbe ni linéaire, mais tient du labyrinthe et de l'aventure. Quoi qu'il en soit, les cathédrales gothiques suscitent chez le spectateur-acteur un sentiment d'inachèvement, de cet inachèvement propre à la vie entendue comme itinéraire, aventure, rythme imprévisible. Goethe déjà parlait d'une réalité non finie, c'est à dire infinie, et de l'éternel devenir, caractère intrinsèque de l'art gothique. Face à l'inachevé, le spectateur peut toujours faire quelque chose. Comme l'écrit A.Hauser,[10] le dynamisme du temps, l'inquiétude qui dissout les modes traditionnels de pensée et d'écriture, la tendance nominaliste à la multiplication d'évennements ponctuels, changeants et passagers, se manifeste de la manière la plus immédiate dans le " drame de mouvement "... Un édifice gothique ne se laisse jamais embrasser d'un seul point de vue: c'est un ensemble de formes et de mouvements qui n'offrent sous aucun angle une vision finie et satisfaisante de la totalité de la stucture. En tant qu'espace multidimensionnel et a-percepectif, il contraint toujours le spectateur à changer sa propre position, et ce n'est qu'à l'occasion d'un mouvement, d'un acte, d'une reconstruction - d'une ré-conciliation - qu'il l'autorise à se faire une idée de l'oeuvre toute entière. Ainsi se dessine l'idée polysémique et polymorphe du spectacle considéré comme aventure qui invite le pélerin spectateur à se risquer, à se mettre en chemin. " L'art gothique " dit encore Hauser, en revient toujours à représenter le passant, celui qui part et qui passe, il cherche toujours à susciter l'illusion de la route; partout ses figures sont portés par le désir de mouvement, par l'amour de l'errance. Les images passent devant le spectateur comme les scènes d'un cortège: le spectateur est à la fois observateur et acteur... Le public est aussi sur scène, et le parterre est aussi décor. Scène et parterre, les réalités esthétiques et empiriques se rejoignent, forment un seul monde continu... l'art vise à l'illusion parfaite. "

De même que l'âme humaine a ses replis secrets, de même la cathédrale a ses couloirs cachés, couloirs infinis qui laissent la voie libre à l'imagination et aux fantasmes à-venir. Les parodoi mènent à la skênê, scène toujours différente d'un theatron polysémique et polyphonique, riche de multiples significations et suggestions qui suscitent et éveillent les métaphores poétiques de l'atiste qui sommeille en chaque être.

L'illusion et l'utopie constituent le fondement idéologique du rêve: l'incertitude du quotidien tente de construire ses lieux de certitude, ses espaces sacrés. L'idéalisation excessive constitue le corollaire d'une incapacité de vivre, mais une certaine idéalisation est nécessaire et accompagne l'errance... Le parcours se construit parmi les certitudes et les incertitudes, parmi les instants de vie et de mort, les lieux de croyance et d'illusion et les abîmes de désillusion. Se mettre en chemin dans le monde signifie se familiariser avec l'appui adéquat et rythmique de ses pieds, l'un puis l'autre. Mais pour cela, il faut pouvoir et savoir concevoir un monde fait d' " arcs-boutants " imaginaires mais efficaces et prêts à soutenir et à stimuler l'équilibre nécessaire à l'enfant qui habite chaque édifice corporel. Pour rêver, il faut aussi un espace dans lequel l'oeil magique du rêve puisse créer ou recréer les éléments architecturaux et scénographiques qui servent à matérialiser visuellement la scène du rêve, afin de pouvoir vivre et penser les yeux fermés, et afin de pouvoir vivre et mourir chaque soir et retrouver au réveil une nouvelle perspective intérieur-extérieur. Les " artisans du rêve ", comme les artisans de la cathédrale gothique, trouvent une certaine liberté à l'intérieur de l'espace onirique: cette liberté leur permet de concevoir et de construire les lieux et les éléments nécessaires à l'imagination onirique afin qu'elle puisse se réaliser selon des possibilités infinies.

Ce sentiment d'infinité et d'inachèvement présent dans le masque de la cathédrale invite l'âme sensible à rêver les yeux ouverts en proposant une nouvelle reflexion de nature éthique-esthétique sur l'existence. L'esthétique est une éthique qui se concrétise dans le masque du " monstre " présent dans chaque individu, dans chaque habitant de la ville: le terme de " monstre " qui vient du latin monstrum, contient l'idée de " montrer " (en latin mostro-are) et l'idée d' " admonestion "(du latin moneo-monere, c'est à dire " avertissement, admonition ").

Freud, dans son essai Das Unheimliche[11], écrit en 1919, nous explique comment l'expérience esthétique n'est pas un simple synonyme de " beauté " mais plutôt une théorie, une discipline qui s'occupe de la " qualité " des sentiments. Le sentiment du troublant, du " non-familier " (Das Unheimliche), correspond parfois aux limites d'une expérience esthétique dans laquelle la frontière entre le sinistre et le merveilleux, entre le sacré et le profane ne sont pas clairement définies. La situation que l'on peut qualifier de " troublante " correspondrait à une qualité affective située entre la stuppeur et la peur. Jentsch[12], cité par Freud, étudie la spécificité, au niveau de la sensibilité affective, du sentiment de trouble. Le " non-familier ", opposé au familier, pose le problème de la peur qui surgit face à l'insolite et à l'entrée en scène de l'au-delà. Le sentiment d'Unheimliche équivaut topographiquement au latin locus suspectus, ou bien, en termes de pensée nocturne, au cauchemar: in tempesta nocte.

Le cauchemar, l'incube, du latin incubare, semble désigner le rêve situé entre l'effrayant et l'extraordinaire provoqué par une force obscure, qui jaillit de l'espace du sommeil comme le ferait la " jument nocturne " du terme anglais équivalent nightmare.

Le lieu intérieur de la peur du cauchemar, l'espace onirique en crise, peut contenir un secret qui veut être respecté, préservé; l'incube, tel le gardien d'un trésor, a la responsabilité de réveiller celui qui s'approche trop du trésor, du secret, de la vérité. L'expérience entrainante - fascinante et boulversante - de la rencontre avec le " monstre ", avec la " chimère ", sucite chez le rêveur éveillé des sentiments d'une qualité particulière, proches du sentiment décrit comme Unheimliche.

Comment le monstre prend-il naissance dans notre horizon mental? Victor Hugo parlait du rêve comme d'un " cheval nocturne ", expression dynamique d'une " incubation " onirique que l'espace du rêve ne peut ni gérer complètement, ni contenir dans sa totalité. Il doit donc en avorter: l'expulser dans le monde. Si l'entité " incubée " est un animal sauvage, un monstre, une chimère, qui, une fois expulsé de son espace originel, va s'aggriper aux branches d'un arbre, comme le dirait Borges, l'arbre apparaitra comme une réalité insolite et bizarre: comme un arbre monstrueux ou un monstre arborescent... La créature monstrueuse accrochée à l'arbre, ou mélée à ses branches, représente une réalité hybride et fantastique semblable à l'expérience illusoire et hallucinatoire d'une conception délirante du monde. La créature monstrueuse, née de l' " oeil du rêve " désespéré et en crise, aura besoin des branches de l'arbre qui lui tend les bras, de ce lieu maternel où elle pourra s'aggriper, se tenir et se loger.

L'univers fantastique qui naît de l'esprit de l'artiste médiéval, présent dans les arts plastiques, dans la littérature et même dans l'errance du pélerin, semble avoir pris pour modèle l'action bouleversante et transformatrice du cauchemar sur l'imaginaire quotidien: ainsi le fantastique pénètre-t-il comme un délire naturel et spontané tentant de recréer le monde. La " jument nocturne ", épouvantée et épouventable, porte la créature fantastique sur sa croupe d'un espace à l'autre, de l'espace onirique à l'espace de la veille; elle jaillit, et la créature monstrueuse va s'accrocher - adhérer et pénétrer - de l'intéreur ou de l'extérieur au décor environnant. La confluence de natures diverses en un instant productif de l'imagination donne forme à une nouvelle réalité: le bestiaire est la convergence intense d'un désir surhumain qui tente d'approcher et d'intégrer diverses formes et divers mode de l'existence.

On peut donc concevoir le bestiaire comme la co-incidence de croyances et d'idéologies, de perspectives anthropologiques et zoologiques qui vont au devant d'une logique végétale et minérale pour donner naissance à une réalité " monstrueuse " fascinante et/ou troublante, éveillant chez le spectateur un sentiment esthétique insolite et imprévisible.

Les monstres chimériques de Notre-Dame incarnent l'idée - pétrifiée - d'une fusion entre nature, idéologie et horizons onthologiques divers, tels les noeuds d'une co-incidence entre tout ce qui ne peut être contenu en tant que diversité dispersée. Le troublant qui est aussi attirant, pose le problème de la difficulté de se situer de manière " définitive " par rapport au monde. La réalité du monstre, toujours en " mouvement ", est génératrice de perplexité et de paralysie, de curiosité et d'attirance, liées au sens de la " découverte ", au sentiment de stupeur face à une créature étrangère, à une réalité bizarre, insolite et inattendue.

Il s'agit de la même stupeur, du même sentiment esthétique que ceux que l'on ressent à la lecture des oeuvres d'un romancier tel que Hoffmann ou d'un poète comme Lautréamont, qui recréent pour l'oeil et les oreilles du lecteur un sentiment d'aliénation créatrice par la richesse de leur imagination.

Un discours sur l'intentionnalité de l'inconscient peut, au contact de l'objet sensible, donner naissance à une créature nouvelle. La magie naturelle du poète est un acte symbolique rituel qui a pour finalité de révéler ou de recréer le sentiment du troublant ou du merveilleux. L'inquiétante réalité du Das Unheimlich constitue une zone de curiosité et de mystére où se dé-voile l'enigme. L'énigme, masque de l'inconnu, éveille un sentiment ontologique archaïque et fondamental dans l'histoire de la culture, dans lequel, à mi-chemin entre mythe et religion, le poète peut matérialiser, donner substance, forme et voix à l' " évidence " de ce qui est caché, et, en d'autres termes, faire affleurer ce qui a été refoulé ou effacé de la nature du monde. Le pélerin-poète, le spectateur errant, c'est celui qui retrouve le daîmon, le génie qui donne vie et couleur à l'opacité d'un monde qui a oublié de rêver et qui a peur de pénétrer dans la forêt...

L'art gothique apparait à un moment de l'histoire du monde - le Moyen-Age - où les créatures du rêve ont la possibilité de trouver au-dehors, à l'air libre, au-delà des frontières de la forêt, un lieu où s'accrocher, se tenir, se situer, un lieu où elles peuvent réaliser leurs " chimères métaphysiques "...

La chimère, espoir à réaliser ou espérance vaine, est une créature qui détruit au fur et à mesure qu'elle séduit; elle ouvre la voie au troublant et au merveilleux, et s'épanouit dans le monde.

Dans son essai sur Le Merveilleux,[13] Pierre Mabille souligne que le merveilleux provient moins d'une extrême tension intime de l'être que d'une co-incidence entre désir et mondanité. Le merveilleux est une expérience de l'âme et du corps face à la découverte insolite (la " trouvaille " du suréalisme) d'une métaphore " vraie ", rêvée les yeux ouverts. On pourrait peut-être parler d'une influence esthétique qui trouble et dérange de manière créatrice l'entrebaillement, l'ouverture entre le familier et le non-familier. De cet entrebaillement provient l'idée de confrontation et de pont, c'est à dire de rencontre allégorique de fantasmes qui traverse spontanément et de manière imprévisible la frontière entre le sommeil et la veille, entre le sinistre et le merveilleux, entre le rêve et le cauchemar.

J'émerge de mes pensées alors que la nuit s'apprête à tomber. Je dois abandonner Notre-Dame. Je me dirige vers le pont, et là je m'arrête pour contempler l'ombre du géant qui se reflète mélancoliquement dans les eaux du fleuve où plonge ses fondations. La nuit, l'occulte devient manifeste: c'est ainsi que le monstrum, entre pétrification et fluidité, entre spatialisation et et durée, réveille les éléments environnants, la terre devenue pierre, l'eau qui reflète la lune, l'air dense enveloppant les tours où les chimères de la nuit parlent et transforment le visage de la ville. Notre-Dame reste le " Grand-Oeuvre " qui, par la " voie humide ", plus longue que la " voie sèche " - pour parler l'argot des alchimistes - agit sur l'âme du pélerin curieux qui sent et pense les éléments continuellement en état de transformation. Dans la division, l'union, la fusion, la génération et la conception, le secret de la cathédrale demeure en moi comme la métaphore vivante d'une nature qui s'élève, par la sublimation, vers l'opacité d'un univers inconnu, et qui descend se réfugier dans son propre masque, pour réconcilier chaque monstrum du corps de pierre animé, pour offrir sens, rythme et harmonie à son discours de " jongleur " inlassable qui n'a pas oublié de jouer avec le temps: " Le temps (Aïon), dit Héraclite, est un enfant qui joue aux dés: royauté d'un enfant! "(fragment 52). C'est l'enfant en nous qui joue nos désirs et notre destinée, c'est l'enfant qui en nous qui introduit un sens ludique et poètique dans notre existence.

Salomon Resnik
(traduit de l'italien par Christian Paolini)

Salomon Resnik est psychanaliste à Paris. ses études sur l'iconologie de l'oeuvre d'art et sur l'expérience esthétique dans le quotidien se poursuivent dans un registre qui se situe entre le rêve, la rêverie et le réalité. Parmi ses derniers écrits se rapportant à ce domaine: La mise en scène du rêve, Payot, 1984.

  • - [1] - J.Le Goff, La civilisation de l'Occident médiéval, Paris, 1972.
  • - [2] - E.Gombrich, Histoire de l'art, Paris, 1982.
  • - [3] - Fulcanelli, Le mystère des cathédrales, Paris, 1964.
  • - [4] - S.Reinach, Manuel de philologie classique, 2è ed., Paris 1883.
  • - [5] - Aristote, de la génération des animaux, Paris, 1961.
  • - [6] - F.Yates, The occult philosophy of the Elizabethan edge, London, 1979.
  • - [7] - W.Blake, Le mariage du ciel et de l'enfer, Paris, 1981.
  • - [8] - C.Mettra, Saturne ou l'herbe des âmes, Paris, 1981.
  • - [9] - Fulcanelli, op, cit.
  • - [10] - A.Hauser, Histoire sociale de l'art et de la littérature, Paris, 1982.
  • - [11] - S.Freud, Das Unheimliche, oeuvres complètes.
  • - [12] - E.Jentsch, " Zur psychologie des Unheimlich ", Psych.Neurolo.Wschr., vol.8.
  • - [13] - P.Mabille, Le Merveilleux, Paris, 1946.

Les vicissitudes de Notre-Dame

La restauration de Notre-Dame fut votée en 1844. Littérature, beaux-arts et public redécouvraient depuis peu le Moyen-Age, avec l'inévitable sentiment de culpabilité qui accompagne les oublis trop longs. Le chantier, confié à Lassus et Viollet-le-Duc décida de redonner à la cathédrale son aspect d'origine. Tâche ardue: il avait ouvert un livre d'histoire dont certaines pages étaient raturées, grattées ou arrachées. Ses choix de restauration étaient dès lors arbitraires et, malgré la cohérence de son système, il s'exposait à la contreverse. Elle fut violente. Pourtant la dernière page recollée, la polémique quasiment oubliée, l'élan mystique qui anima Notre-Dame nous est restitué, intact. Reste ensuite l'aventure propre à l'édifice, dont le répertoire esthétique défile, saccadé, au rythme des mutations que lui imprimèrent modes et pouvoirs.

Maurice de Sully pose la première pierre de Notre-Dame en 1163. Elle s'élève ensuite, conforme au projet initial, jusqu'au XIIIème siècle. On profite alors d'un incendie pour élargir et abaisser ses fenêtres hautes et lui ajouter des chapelles. Au XVIIIème siècle, le rythme s'accélère: on entreprend un nouveau maître-autel, on abat le jubé, on enlève les stalles du XIVème, les statues des contreforts, les gargouilles, les moulures, les clochetons, la végétation de pierre et les vitraux des XIIème et XIIIème. Soufflot adjoint un archevéché, pourfend le portail central. Les dalles funéraires sont remplacées par des pavés de marbre. Survient la Révolution: la flêche de 45 mètres est détruite, les statues de la galerie des rois décapitées. Notre-Dame devient Temple de la Raison, puis entrepots de barriques à vin. En 1795, un peu échevelée, elle est rendue au culte. Elle connait une dernière frayeur lors des émeutes de 1831. Restaurée, elle échappe à l'incendie de 1871 et traverse les deux guerres presque sans dommage. Dernier acte, son lifting de 1969: il a ravi les parisiens.

Anne Carion

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