Une foule est réunie sur une grande avenue du centre ville pour l'inauguration d'une statue monumentale dédiée à la paix et à la prospérité. Le maire, une citoyenne d'honneur, le sculpteur, se succèdent à la tribune, chacun allant de son discours de circonstance. Puis le voile se lève découvrant la statue au milieu de laquelle, parmi les poses hiératiques de personnages graves et solennels, un vagabond dort paisiblement.
Avec Les lumières de la ville, Chaplin commence ses adieux au muet ; en effet, par strates successives, le son puis la parole apparaissent au cours de ce film (discours baragouiné du maire, gag du sifflet, bruitages de coups de feu et d'accompagnement lors de la scène des pâtes), puis des Temps modernes (principalement la fameuse chanson improvisée, en langage imaginaire) et enfin Le dictateur (le plus parlant des trois, bien qu'il fasse part belle au gag purement visuel dans l'introduction et que le dictateur parle un ersatz de langue Allemande tournée au ridicule). Les lumières de la ville, un adieu au muet... qui mit trois ans à être tourné ! Et ça se voit : chaque plan est parfaitement éclairé, la mise en scène est parfaite, les gags fonctionnent plus que jamais, l'émotion enfle fréquemment... bref, un chef d'oeuvre du maître Charlot, dont l'apothéose se situe dans la scène finale - absolument magnifique. Le film se concentre sur la nature humaine, plus que sur la critique sociale qu'on trouvera dans les deux oeuvres suivantes de Chaplin. Par ce personnage de vagabond qui, bien que n'ayant aucune richesse, se démène pour aider une fille aveugle, Chaplin semble exprimer la bonté et la générosité naturelle à l'humain... tant qu'il n'est pas perverti par la société. En effet, un vagabond, une aveugle, donc deux exclus. Mais quand l'aveugle retrouve la vue, elle commence par se moquer du malheur de Charlot. Avant de se rappeler.
Les lumières de la ville a été l’entreprise la plus longue et la plus dure de toute l’œuvre Chaplin. Quand il en est venu à bout, il avait passé deux ans et huit mois sur ce film, dont près de 190 jours de tournage effectif.
Comme par miracle, le résultat ne trahit rien de ces efforts et de ces angoisses. Ainsi que l’a écrit le critique anglais Alistair Cooke, le film, malgré toutes ses batailles, “est aussi fluide que de l’eau qui coule sur des galets”.
Comme à l’accoutumée chez Chaplin, l’histoire a subi de nombreux changements. Dès le départ, il avait décidé que la cécité serait au centre du sujet. Sa première idée était de jouer lui-même un clown qui perd la vue mais s’efforce de cacher son mal à sa fille. Il passa ensuite à l’idée d’une jeune fille aveugle. Elle se fabrique une image romancée de Charlot, qui tombe amoureux d’elle et réalise de grands sacrifices pour trouver l’argent nécessaire à sa guérison.
À partir de cette esquisse, Chaplin avait pour une fois une idée claire de la fin du film : le moment où la jeune aveugle, ayant recouvré la vue, découvre enfin la triste réalité de son bienfaiteur. Avant même de la tourner, il sentait que si cette scène était réussie, ce serait une des plus grandes de son œuvre. Et il avait raison. Le critique James Agee a écrit que c’était là “la plus grande performance d’acteurs et le moment le plus fort de l’histoire du cinéma”.
Vers la fin de sa vie, Chaplin s’émerveillait encore du caractère magique de cette scène : “Ça m’est arrivé une ou deux fois, disait-il. Dans Les lumières de la ville, rien que la dernière scène… Je ne joue pas… Je m’excuse presque, je suis extérieur à moi-même et je regarde… C’est une scène belle, très belle, précisément parce qu’elle n’est pas surjouée.”
Il passa de longues semaines à travailler sur une scène d’une apparente simplicité : la première rencontre entre Charlot et la jeune fleuriste, qui met en place toutes les données de l’histoire. En deux ou trois minutes, par l’action pure, Chaplin établit la rencontre des deux personnages : Charlot découvre qu’elle est aveugle, il est fasciné et pris de pitié, tandis que la jeune fille prend ce pauvre hère pour un homme riche. À la fin de la séquence, alors que l’émotion est à son comble, il la dissipe par un gag de pur burlesque. « C’est complètement chorégraphié, disait-il. Ça nous a pris beaucoup de temps. Nous y sommes arrivés au jour le jour. »
Pour le rôle de l’aveugle, il avait choisi une jeune femme de bonne famille de Chicago, récemment divorcée, Virginia Cherrill, âgée de vingt ans. L’inexpérience n’était jamais un handicap aux yeux de Chaplin; il voulait simplement des acteurs qui suivent ses instructions. Il fut impressionné par la faculté qu’avait Virginia de se faire passer pour aveugle. Il raconte qu’il lui avait conseillé « de regarder vers l’intérieur et de ne pas [le] voir ».
Ce ne fut pas une collaboration facile. Virginia est la seule de ses interprètes avec laquelle Chaplin ne put jamais établir un lien de sympathie. Plus de cinquante ans après, elle devait déclarer : « Charlie ne m’a jamais aimée, et je n’ai jamais aimé Charlie ».
Il considérait de son côté qu’elle ne se consacrait pas assez à son travail. « C’est une amateur », disait-il avec mépris. Il essaya même à un moment de la remplacer par Georgia Hale, qui avait été sa partenaire dans La ruée vers l’or. Pourtant, malgré ou peut-être à cause de leurs conflits, l’interprétation qu’il finit par lui arracher n’est pas loin de la perfection.
Si Chaplin était sévère avec les autres, il était toujours encore plus dur envers lui-même. Dans ce cas précis, il eut la force de couper une scène qu’il savait magnifique mais qui n’avait pas sa place dans le film terminé. C’est une suite de variations construites autour de la plus simple des idées : Charlot remarque un bout de bois coincé sous une grille et essaye négligemment de le dégager. Rien de plus. Et pourtant la concentration de Charlot, la curiosité qu’il suscite chez les passants, en font une grande séquence de comédie.
Avant même que Chaplin n’entreprenne Les lumières de la ville, le cinéma sonore s’était imposé. Cette révolution menaçait Chaplin plus encore que les autres stars du muet. Son personnage de Charlot était universel ; sa pantomime était comprise aux quatre coins du monde. Mais si Charlot se mettait à parler anglais, ce public se réduirait instantanément. Et puis il y avait un autre problème : comment allait-il parler ? Chaque spectateur dans le monde s’était fait sa propre idée de la voix de Charlot. Comment Chaplin pouvait-il imposer une seule voix, parlant une seule langue ? Il résolut hardiment le problème en ignorant la parole et en faisant des Lumières de la ville ce qu’il avait toujours fait par le passé : un film muet. Ses seules concessions consistèrent à ajouter une musique synchronisée et quelques effets sonores, comme le bruit intempestif d’un sifflet qu’il a avalé. Il montra ainsi qu’il pouvait utiliser les sons de manière aussi inventive que les images au service de la comédie. À l’époque du muet, il s’intéressait déjà de très près à la musique jouée par l’orchestre lors de la première exclusivité de ses films. Cette fois il étonna la presse et le public en composant lui-même toute la partition musicale des Lumières de la ville. Les différentes premières furent parmi les plus prestigieuses que le cinéma ait connues. À Los Angeles, il eut pour invité Albert Einstein, tandis qu’à Londres Bernard Shaw était assis à côté de lui. Les lumières de la ville fut un triomphe critique. Toutes les angoisses de Chaplin semblèrent dissipées par le succès du film, qui reste à ce jour le sommet de sa réussite et de son art.